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Accord commercial énergétique Etats-Unis – UE: lecture stratégique

6 août 2025
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Accord commercial énergétique Etats-Unis – UE: lecture stratégique
Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, dévoile la proposition de budget à long terme de l’Union européenne pour la période 2028-2034. Source: site officiel de la commission européenne.

La présidente de la Commission européenne et le président américain annonçaient le dimanche 27 Juillet dernier la signature d’un accord visant à éviter une « guerre commerciale totale » entre les deux rives de l’Atlantique [1].

Derrière cette déclaration d’intention, apparemment dictée par un impératif de désescalade commerciale, se profile une manœuvre bien plus ambitieuse et conflictuelle qui semble se traduire par la reconfiguration des flux énergétiques mondiaux dans une logique d’endiguement de l’influence russe et de consolidation de l’axe euro-américain autour d’un approvisionnement énergétique aligné sur les intérêts stratégiques de Washington.

Dans ce cadre, l’Europe s’est engagée à augmenter massivement ses importations d’énergies fossiles américaines – gaz naturel liquéfié (GNL), pétrole brut, combustibles nucléaires – avec, à la clé, un montant de 750 milliards de dollars sur trois ans. Ce chiffre vertigineux, bien qu’impressionnant en apparence, soulève une série de contradictions structurelles et juridiques qui rendent son application à la fois incertaine et politiquement risquée.

Le cœur du problème tient à un hiatus fondamental entre les engagements politiques affichés et la mécanique libérale qui régit le marché énergétique européen. La Commission européenne ne possède, à ce jour, aucun levier coercitif pour obliger les entreprises privées – qui assurent la quasi-totalité des importations de pétrole et une large part de celles de gaz – à se détourner de fournisseurs alternatifs, souvent plus compétitifs, pour se plier à une orientation d’achat dictée par des considérations géopolitiques [2].

Le lendemain de l’accord, un haut responsable européen confiait à Reuters que « l’UE ne s’est engagée publiquement à rien », révélant ainsi la vacuité juridique d’un accord que seul le marché pourrait concrétiser [3]. La tentative de Bruxelles de constituer une demande agrégée de GNL à travers des mécanismes comme le programme Aggregate EU illustre une volonté d’influer sur la dynamique commerciale, mais cette méthode reste incantatoire face à la souveraineté contractuelle des acteurs économiques.

Derrière l’apparente volonté de conclure un compromis commercial, les États-Unis poursuivent une stratégie plus profonde : désarticuler la dépendance énergétique de l’Union européenne vis-à-vis de la Russie. L’ambition de Donald Trump d’imposer à l’Europe un réajustement stratégique radical – en remplaçant les importations russes par des produits énergétiques américains – participe d’un projet de reconfiguration des interdépendances énergétiques dans une logique de puissance.

Or, l’ampleur des objectifs annoncés (750 milliards de dollars d’achats d’énergie sur trois ans) révèle rapidement son invraisemblance : les exportations totales d’énergie des États-Unis vers le monde entier se sont élevées à seulement 318 milliards de dollars en 2024 [4]. Pour honorer ses engagements, l’UE devrait monopoliser l’essentiel de l’export américain tout en évinçant d’autres partenaires historiques comme le Japon ou la Corée du Sud, ce qui serait économiquement irrationnel et géopolitiquement périlleux.

Outre l’irréalisme des volumes projetés, l’infrastructure européenne actuelle ne permet pas une telle absorption de GNL américain. Les terminaux méthaniers restent inégalement répartis, avec des goulets d’étranglement persistants en Europe centrale et orientale [5]. De plus, pour se conformer aux termes de l’accord, l’Europe devrait exclure d’autres fournisseurs (notamment africains ou moyen-orientaux), bien souvent plus compétitifs, ce qui entre en contradiction avec les principes mêmes de diversification et de résilience défendus par Bruxelles.

La faisabilité technique et commerciale de l’accord s’en trouve gravement compromise, d’autant que les acteurs privés n’ont aucune incitation à se conformer à un diktat énergétique politiquement motivé, mais économiquement dissonant.

Dans cette configuration asymétrique, l’UE semble avoir misé sur une posture diplomatique dilatoire, espérant contenir les exigences américaines par des engagements vagues. Cette stratégie, dénoncée avec ironie par l’économiste Paul Krugman comme une « tromperie organisée », repose sur l’idée que Bruxelles a instrumentalisé son impuissance institutionnelle comme bouclier : incapable de contraindre ses entreprises, elle laisse planer l’illusion d’un accord dont l’exécution serait illusoire.

Pourtant, la Maison Blanche semble peu dupe. Selon des fuites rapportées par le New York Times, Donald Trump aurait d’ores et déjà brandi la menace d’une nouvelle salve tarifaire si l’Europe ne concrétisait pas ses engagements dans les trois années à venir. L’UE se retrouve ainsi piégée entre sa vulnérabilité stratégique et son impuissance réglementaire, avec en toile de fond une guerre commerciale larvée.

Le paradoxe est saisissant. Alors même que la Commission européenne prône, dans ses déclarations officielles, une politique commerciale fondée sur la diversification des sources et la défense de la compétitivité industrielle, l’accord conclu avec Washington impose une recentralisation dangereuse de l’approvisionnement. Cette orientation contredit les propres analyses de Bruxelles, qui alertait en février sur les effets désastreux des prix élevés de l’énergie sur l’industrie, les ménages et les finances publiques.

Depuis la crise énergétique de 2021-2023, les prix restent structurellement élevés : en 2023, le gaz domestique coûtait encore deux fois plus qu’avant la crise, et les prix de l’électricité industrielle jusqu’à quatre fois plus élevés que ceux pratiqués en Chine ou aux États-Unis [6]. Une telle dynamique mine la compétitivité des industries européennes, en particulier celles à forte intensité énergétique, menaçant leur pérennité sur les marchés mondiaux.

Alors que les institutions européennes affirment vouloir affranchir le continent de la dépendance aux ressources russes, les flux physiques racontent une autre histoire. En juillet, les importations de gaz russe via le Turkish Stream ont bondi de 37 % par rapport au mois précédent, atteignant même un volume supérieur à celui de la même période en 2024. Cette résilience de l’approvisionnement russe révèle les limites concrètes de la « dé-russification » du mix énergétique européen, malgré les discours volontaristes.

Cette contradiction traduit une tension croissante entre, d’un côté, les ambitions géopolitiques affichées par Bruxelles, et de l’autre, les contraintes systémiques d’un marché mondialisé, où les logiques de prix, de disponibilité et de logistique l’emportent encore largement sur les injonctions idéologiques.

L’accord Trump-von der Leyen, en prétendant articuler un compromis commercial à travers un pacte énergétique surdimensionné, risque de provoquer des distorsions majeures tant sur le marché mondial que dans les équilibres intra-européens. Si les entreprises européennes se pliaient à cette nouvelle hiérarchie d’achats, les États-Unis pourraient être tentés de prioriser leurs exportations au détriment de leur consommation interne, alimentant ainsi une inflation énergétique sur leur propre territoire. À l’échelle mondiale, cette pression pourrait engendrer une compétition accrue pour l’énergie, exacerbant la volatilité des marchés.

Surtout, cette politique risque de fragiliser le socle industriel européen en le soumettant à des arbitrages géopolitiques contraires à ses intérêts de long terme. En imposant un alignement stratégique univoque sur Washington, Bruxelles sacrifie sa propre doctrine de souveraineté énergétique, tout en creusant davantage le fossé entre ses ambitions climatiques, ses impératifs économiques et ses engagements diplomatiques.

L’accord énergétique scellé entre Donald Trump et Ursula von der Leyen révèle moins une volonté partagée de coopération qu’un déséquilibre structurel dans la relation transatlantique. Face à une administration américaine déterminée à instrumentaliser le commerce de l’énergie comme levier de puissance, l’UE apparaît désarmée, contrainte d’articuler des engagements qu’elle ne maîtrise pas, au détriment de ses intérêts industriels et de sa cohérence stratégique. La gestion de ce pacte énergétique pourrait dès lors devenir l’un des principaux marqueurs des limites du projet d’autonomie stratégique européenne.

Références :
[1] Ursula von der Leyen scelle un accord avec Donald Trump
[2] L’accord énergétique entre Ursula von der Leyen et Donald Trump est une mascarade
[3] https://www.transitionsenergies.com/accord-energetique-ursula-von-der-leyen-donald-trump-mascarade/
[4] 750 milliards de dollars de fossiles : Von Der Leyen abandonne la souveraineté et l’environnement
[5] Europe: l’énergie fossile au cœur du deal avec Trump et des inquiétudes climatiques
[6] Adieu souveraineté énergétique ? Derrière l’accord Von der Leyen Trump, cet autre KOLOSSAL renoncement européen

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